Reportage
Roumanie, les enfants du trafic
LE MONDE | 04.05.05 | 13h09 • Mis à jour le 04.05.05 | 13h09

lle dit "Gallieni" comme si c'était la tour Eiffel. Gallieni, pour elle, c'est Paris. Sait-elle que cette station de métro qui est à la fois le terminal des autocars de la compagnie Eurolines et le point de ralliement des voyageurs d'Europe de l'Est qui arrivent en France n'est même pas située sur la commune de la capitale, mais sur celle de Bagnolet, en Seine-Saint-Denis ? Pas sûr. D'autres mots sont plus familiers à l'oreille de cette jeune Roumaine qui vient de fêter ses 18 ans. "Maquereau" , par exemple, que Vanessa ­ - c'est le prénom qu'elle s'est choisi ­ - sait dire en français comme en espagnol. En Andalousie, elle a entendu parler de ce bordel chic, "un club" , dit-elle, "avec un grand parc devant" , où les mafieux "mettaient les filles roumaines ­ - elles étaient obligées" .
Pour sa part, jure-t-elle, elle n'y a jamais mis les pieds. A l'époque, à 15 ans, elle n'avait pas craint de traverser l'Europe, laissant ses treize frères et sœurs dans la grisaille de la Transylvanie natale, pour rejoindre un oncle, ouvrier agricole, parti lui aussi tenter sa chance à l'Ouest. Plus tard, à Madrid, l'adolescente se souvient avoir fait très attention : "Quand je croisais des garçons qui parlaient mal aux filles, je disais que j'avais 12 ans pour qu'ils me laissent tranquille."
Ruse d'enfant. Mensonge, peut-être. Tous les jeunes du foyer Concorde de Montfermeil (Seine-Saint-Denis) ont les leurs. Chacun, fille ou garçon, a connu des heures sombres et transité parfois par plusieurs pays, avant de trouver ici, dans cette villa cossue transformée en lieu d'hébergement collectif, un espoir de sécurité et des possibilités d'instruction ou de formation professionnelle. Une chose est sûre : Vanessa a eu une veine d'enfer.
Gina, elle, n'a eu droit qu'à l'enfer tout court. Roumaine, elle aussi, elle vit depuis quelques mois dans une maison d'accueil, au pays, sur la commune de Pitesti, à une centaine de kilomètres de Bucarest. Gros bourg semi-rural, Pitesti est la ville natale d'Elena Ceausescu, la femme du dictateur, exécutée avec son époux lors de la "révolution" anticommuniste de décembre 1989. Mais qu'importe. Qu'elles soient belles ou laides, Gina n'aime pas les villes, elle en a peur. Longue et maigre, Gina vient de la campagne. "Dans ma région, explique- t-elle en se tordant nerveusement les mains, les gens partent en Grèce pour la récolte des oranges et des olives, c'est une tradition. Ils reviennent avec suffisamment d'argent pour construire leur maison."
Elle porte une casquette américaine, visière sur la nuque, à la rappeur. A son cou, une flopée de médaillons ­ - une Vierge Marie, un trèfle, une croix. "Bosser dur et ramasser un bon paquet, c'est tout ce que je voulais, poursuit-elle. En Roumanie, on bosse dur, mais on ne gagne rien !" Aujourd'hui, le salaire moyen ne dépasse pas les 150 euros mensuels. Elle est donc candidate au départ. Quand elle quitte son village, Gina a 21 ans. Elle n'imagine pas le cauchemar qui l'attend dans la ville de Grèce où, se fiant aux promesses de sa sœur et de son beau-frère, elle croyait décrocher une place d'ouvrière dans une usine de meubles. A l'arrivée, l'usine existe, certes, mais elle n'embauche pas. "Mon beau-frère avait avancé l'argent pour le voyage en bus. Il a exigé que je rembourse" , se souvient Gina. La suite est plus douloureuse à raconter. Les yeux de la jeune fille fixent le mur devant elle. Elle restera captive un mois, enfermée dans une chambre sordide. Et les clients mâles qui défilent.
Elle finira par s'échapper, miraculeusement. L'objectif des proxénètes, dont le beau-frère s'était fait complice, était d'installer un bordel sur un bateau de croisière, en Méditerranée, avec deux ou trois filles à bord. Dont elle. Rapatriée en Roumanie, Gina a finalement trouvé asile chez Iana Mattei, fondatrice et patronne de l'association Reaching Out, l'une des trop rares ONG roumaines qui, à l'instar de Scop, à Timisoara, s'occupent des victimes du trafic. Celles, du moins, qui ont réussi à sortir de la nasse.
C'est en mars 1999 que Iana Mattei, psychologue de formation, a rencontré ses premières "trafiquées", trois filles âgées de 14, 15 et 16 ans et demi, que la police roumaine lui avait amenées "pour leur donner de quoi se vêtir convenablement, car elles avaient rendez-vous chez le juge" . Ce souvenir la révolte : "Le seul souci de la police, c'était que les gamines aient une tenue correcte. Ce qu'elles avaient vécu, tout le monde s'en fichait. Pis : le foyer d'accueil gouvernemental avait refusé de les garder, sous prétexte qu'elles risquaient de 'contaminer' les autres enfants !" "A l'époque, ajoute- t-elle, on n'avait pas idée de ce que signifiait le trafic, on savait que des filles étaient abusées, qu'il y avait de la prostitution. Mais là c'était nouveau. Les filles expliquaient qu'elles avaient été vendues. Et pas qu'une fois."
Le trafic d'enfants et de jeunes, contraints, dès l'arrivée dans le pays de destination, de se prostituer (surtout les filles), de mendier ou de voler (plutôt les garçons), a longtemps été un sujet tabou en Roumanie. Il fait désormais l'objet d'études, mais totalement disparates.
Selon les statistiques de la police nationale, un peu plus de 500 enfants roumains ont été victimes de trafic entre juin 2004 et février 2005, un grand nombre d'entre eux étant originaires de la région orientale de Moldavie, la plus pauvre du pays. Cette dominante moldave est confirmée par l'International Organisation for Migration (IOM), qui avance, pour sa part, un total de 935 victimes de trafic auxquelles l'IOM a porté assistance entre janvier 2000 et décembre 2004, dont 146 pour la seule année 2004. Les chiffres concernant les mineurs roumains rapatriés, mais pas forcément"trafiqués" , sont encore différents. Selon la police des frontières, 215 enfants ont été rapatriés en Roumanie durant l'année 2002, 1 034 en 2003 et 516 en 2004.
Des chiffres "minuscules" au regard des 22 millions d'habitants que compte la Roumanie, se réjouit Carmen Sahan, l'une des responsables de l'Autorité nationale pour la protection de l'enfance, un organisme gouvernemental. Pour Mme Sahan, la baisse enregistrée en 2004 "s'explique par un meilleur contrôle des frontières" .
A moins de deux ans de l'entrée de la Roumanie dans l'Union européenne, l'argument est loin de convaincre d'autres responsables. En l'absence d'"un outil statistique cohérent" , il n'existe "aucune méthodologie qui permette d'estimer le nombre d'enfants 'trafiqués' en vue d'une exploitation par le travail et la prostitution" , relevait, en mars 2004, l'association Salvati Copii, la branche roumaine de Save the Children. Un an plus tard, il n'en existe toujours pas. "Les cas répertoriés ne représentent qu'une infime partie de la réalité, la seule partie visible" , souligne, de son côté, Gabriela Alexandrescu, présidente de Salvati Copii, qui, précise-t-elle, travaille depuis "deux ou trois ans" seulement sur ces problèmes de trafic.
Car tout est neuf dans ce très vieux pays. A Iasi, ville principale de la région moldave, c'est en mars 2001 qu'a été créé un tribunal pour mineurs, après celui de Brasov, premier du genre. La police locale, elle aussi, tente de se moderniser. Elle a ainsi arrêté récemment, à Iasi, deux pédophiles, dont un Américain, qui a été condamné à sept ans de prison pour avoir produit et vendu sur Internet des cassettes porno mettant en scène des mineurs. Une loi contre le trafic des personnes a été votée en 2001, bien qu'il ait fallu attendre 2003 pour que le décret d'application voie le jour.
La Roumanie, rurale et pauvre, profondément conservatrice, sort peu à peu de son sommeil. Mais les progrès sont lents. L'association Alternative sociale (www.alternativesociale.ro) s'en est rendu compte en dépouillant les résultats d'un questionnaire adressé, en 2004, aux élèves des trois communes les plus miséreuses de la région (Botosani, Vaslui, Iasi). "Plus de 80 % des jeunes disent qu'ils veulent vivre à l'étranger, à condition de pouvoir y étudier, travailler ou se marier" , explique Catalin Luca, directeur exécutif de l'association. Mais 58 % d'entre eux admettent "ne pas savoir à qui demander secours s'ils tombent sur un trafiquant" .
A lire les innombrables petites annonces parues dans la presse locale, on mesure de quelle naïveté sont crédités les jeunes, auxquels ces offres douteuses s'adressent. "Employons jeunes filles pour vidéo-chat. Conditions : être physiquement séduisante, entre 18 et 30 ans, minimum d'anglais exigé" , dit celle-ci. "Embauchons jeunes filles artistes, avec ou sans préparation. 5 à 10 millions de lei par mois (138 à 275 euros) en Roumanie. 800 à 1 200 euros/mois en Italie et au Japon. Conditions de travail spéciales" , précise celle-là. "Le pire, c'est que ça marche" , soupire Alina Stoica, l'une des animatrices d'Alternative sociale.
A Pitesti, Iana Mattei se souvient de ces jeunes Roumaines parties pour l'Italie pleines d'enthousiasme et qui ont cru, jusqu'au bout, qu'un emploi honnête les attendait. "A l'arrivée, quand le souteneur les a rassemblées dans une chambre pour qu'elles se déshabillent, elles se sont encore convaincues elles-mêmes que, après tout, ça pouvait se comprendre, qu'il fallait de l'hygiène et des filles en bonne santé pour bosser dans un restaurant" , raconte la responsable de Reaching Out. "Les jeunes qui partent à l'étranger fuient souvent leur famille" , ajoute l'une des psychologues d'Alternative sociale, Liliana Foca. Des familles en morceaux, brisées par la pauvreté, l'alcoolisme, "un fléau, surtout en Moldavie" , et des violences domestiques, coups et abus sexuels, n'épargnant pas toujours les enfants. "Quand la mère a étéabusée, les filles auront tendance à adopter un comportement de victimes, même inconsciemment. Les garçons, eux, s'identifient au père. Ils se lient à des gangs qui leur font miroiter la lune" , explique la psychologue.
"Ici, les relations entre les parents et les enfants sont loin d'être évidentes. Certains disent même que c'est une tradition roumaine d'exploiter les gosses. Sur ce plan, rien n'a changé" , commente la responsable d'une association caritative. "La responsabilité parentale a été volée aux Roumains" , nuance le représentant de l'Unicef à Bucarest, Pierre Poupard, évoquant les ravages de l'époque Ceausescu. La "folie démographique" du régime communiste, remarque M. Poupard, a conforté le "réflexe d'abandon" des enfants, considéré comme un moyen de gérer les naissances non désirées. Aujourd'hui estimé à 1,5 %, soit quelque 9 000 enfants par an, le pourcentage des abandons "n'a pas diminué depuis trente-cinq ans" , apprend-on dans un rapport publié en mars par l'Unicef.
Ceux qui restent en famille ne sont pas pour autant bien traités. "Le travail des enfants, c'est presque une tradition en Roumanie, note Gabriela Alexandrescu. Ici ou à l'étranger, pour certains parents, c'est pareil ­ pourvu que ça rapporte." De fait, comme le reconnaît aussi Carmen Sahan, "les réseaux familiaux préparent souvent le terrain à des réseaux plus durs" .
Pendant longtemps, jusqu'à ce que s'éteignent les violences guerrières dans l'ex-Yougoslavie, les pays des Balkans et la Turquie ont été les principaux pays de destination des jeunes"trafiqué(e)s" roumain(e)s. Les pays d'Europe de l'Ouest ont pris le relais. D'où la nécessité, si l'on veut lutter efficacement contre les trafiquants, d'une collaboration redoublée entre la Roumanie et ses voisins. C'est le sens du voyage de la défenseure française des enfants, Claire Brisset, en visite à Bucarest en avril, afin de "soutenir les efforts des autorités pour la protection des enfants" .
La France n'est pourtant pas, de loin, le seul pays de destination concerné. "L'Italie est d'un accès facile pour les Roumains, plus que l'Espagne et plus encore que la France. Les étrangers peuvent y obtenir un contrat de travail, et le regroupement familial y est facilité" , relève Carmen Sahan. De fait, depuis la vague de régularisations de 2003, les quelque 240 000 Roumains légalement installés en Italie y forment la première communauté étrangère, devant les Marocains. Avec, dans leur sillage, grosses mafias et petits réseaux. "Le succès de la répression policière en France a déplacé le phénomène sur l'Italie, l'Espagne, l'Autriche et la Belgique" , note Franco Aloisio, représentant à Bucarest de l'association Parada. Ces réseaux sont d'autant plus difficiles à démanteler qu'ils se sont segmentés, chaque maillon de la chaîne vendant ou revendant sa marchandise humaine au maillon suivant. Les"maquereaux" sont toujours là. Les clients ne manquent pas. Les proies enfantines non plus.
Catherine Simon
Article paru dans l'édition du 05.05.05