Fuyant le froid glacial qui règne sur Bucarest, retranchés dans les égouts qui entourent la gare du Nord, des enfants de la rue crient leur désespoir et cherchent le réconfort auprès d'une des seules personnes qui a su se faire accepter dans les entrailles de la cité, le clown Miloud. Ce Français d'une trentaine d'années, formé à l'école Fratellini, est sans aucun doute celui qui les connaît le mieux. Maniant l'argot roumain avec agilité, il essaie depuis cinq ans de leur réapprendre à sourire et de leur redonner confiance en les initiant à des numéros de cirque. « Miloud, ils nous ont jetés à la rue ! Ils ont fermé la gare ! », se lamentent Gigi et ses compagnons, dont le plus âgé ne dépasse pas les seize ans. Sur décision des autorités, cent vingt-cinq vigiles surveillent depuis la mi-novembre les accès à l'imposant bâtiment de la gare du Nord. Ils chassent les trafiquants de devises, les proxénètes et les prostituées, mais aussi les sans-abri et la centaine d'enfants de la rue qui y trouvent habituellement refuge. « Notre mission est claire. Nettoyer les lieux des sniffeurs de colle et des clochards », explique l'un des agents de la société privée de sécurité Valhia. Idem pour les bouches de métro dont l'accès leur est interdit la nuit. Le ministère des transports, à l'origine de cette décision, a offert récemment aux enfants de la gare un hôtel fraîchement rénové, destiné initialement aux retraités des chemins de fer. En échange, les enfants devaient accepter de ne plus squatter la gare. Cette initiative, l'une des rares prises ces dernières années en faveur des enfants des rues roumains, n'a pas fait long feu : des sans-abri plus âgés se sont emparés de l'hôtel. « Dans nos égouts, c'est sale et ça sent mauvais, mais au moins nous avons chaud et on ne risque pas d'être battu », explique Gigi, caressant son chaton tigré.

Pour lui, comme pour des dizaines d'autres enfants, Miloud est un repère, un exemple à suivre pour s'en sortir. Avec le clown français,ils ont appris à cracher du feu, à jongler avec des boules et à marcher sur des échasses. Ils ont donné des spectacles au profit des enfants malades du sida et ils ont même participé récemment à un défilé de la maison parisienne Scherrer, organisé à Bucarest afin de recueillir des fonds pour les orphelinats roumains. Après avoir connu le goût du succès, ces apprentis comédiens retournent inexorablement dans les égouts avec, pour souvenir, l'écho des applaudissements et le désir de recommencer.

Son nez rouge de clown toujours à portée de main, Miloud tente de les convaincre de réintégrer une société qui les a rejetés. Grâce à ses efforts, une dizaine de ses protégés ont trouvé un emploi dans des entreprises franco-roumaines. « Je ne suis qu'un clown, je ne suis pas un humanitaire », affirme Miloud, conscient que son action n'est qu'une goutte d'eau dans l'océan de misère roumaine. A Bucarest, entre trois mille et cinq mille enfants tentent de survivre, notamment grâce à la mendicité, dans les rues de la capitale. Depuis 1989, leur situation n'a cessé d'empirer, en raison notamment de l'explosion de la pauvreté et du chômage, conséquence inévitable d'une interminable transition à l'économie du marché.

Fidèle à son métier de clown, Miloud ignore délibérément ces chiffres. « Je veux graver le sourire, cette ride intelligente, au-dedans de la tête de ces enfants, dit-il en paraphrasant Léo Ferré. C'est ainsi qu'ils retrouveront le courage de se battre pour survivre. »

ANDREI NEACSU